Un sage refus des images
Peoplisation, présidentielle, comédie humaine au rabais, confrontation du citoyen aux fictions modernes... Dans sa chronique, le philosophe Jean-Paul Jouary explore les voies d'une nouvelle sagesse, avec d'autres images.
Citation : « Le spectacle est l’affirmation de toute vie humaine comme simple apparence » – Guy Debord.
La campagne présidentielle en cours, par delà les débats réels et les péripéties dérisoires, nous pose bien d’autres questions d’ordre philosophique que celles que j’ai précédemment tenté de cerner : spatialisation verticale ou horizontale du politique, celle de sa temporalité propre, celle de la production du futur par le biais de sa représentation, celle des rapports entre démocratie et élection au suffrage universel, celle des contradictions possibles entre l’économie et la circulation monétaire. En fait, ces cinq questions en posent une autre, essentielle elle aussi : ces cinq facteurs de domination, dont on a vu qu’ils conduisaient à un façonnage du réel par l’irréel, posent en termes neufs le rapport des citoyens à leur propre vie.
Comment en a-t-on pu venir à ce que nous constatons aujourd’hui : des peuples entiers qui, las de leurs souffrances réelles, ne cherchent que dans le spectacle de personnes médiatisées l’espérance d’une vie meilleure ? Bien sûr des luttes se développent aussi, et avec elles de multiples formes de pratiques sociales émancipatrices. Bien sûr aussi, des mobilisations d’un type nouveau et prometteur manifestent une volonté nouvelle de quelques-uns de se réapproprier la politique sans s’abandonner à la médiation d’institutions étatiques et d’organisations politiques qui y adaptent toute leur stratégie. Mais comment nier que ce sont là soit des restes de pratiques anciennes et déclinantes, soit les prémisses de nouveautés à venir ? Le présent est là , pesant, qui enferme l’imaginaire – donc le réel – dans des représentations qui non seulement sont sans rapport avec la vie, mais de plus contribuent fortement à en déposséder les humains.
Théatralisation de rencontres internationales, mise en scène d’interventions télévisées solennelles, fausse simplicité des « campagnes de terrain » scénarisées avec soin, extraordinaire mobilisation médiatique sans lendemains effectifs à l’occasion des faits divers sanglants et douloureux, fausses indiscrétions sur la vie intime : on comprend qu’une bonne moitié des hommes politiques de premier plan finissent par partager leur vie avec des journalistes ou des mannequins, et qu’une bonne partie des people médiatisés jouent un rôle actif dans les campagnes électorales. Si la sphère du travail est contrainte et que les loisirs sont massivement organisés comme une forme, imposée de fait, d’oubli de la vie, c’est toute la vie sociale qui devient spectacle.
Entre ce qui se passe réellement sans qu’on le fasse apparaître, et ce que l’on fait apparaître sans que cela ait besoin d’existence effective, il n’y a rien moins que la transformation de la vie humaine en abandon, délégation, extériorisation. Tout est devenu divertissement et distraction, c’est-à -dire regard tiré de côté, hors de sa propre vie. Le système social qui soumet tout à la finance n’a pas ce spectacle généralisé comme complément : le spectacle en fait partie, comme dimension plaisante d’une domination impitoyable. Lors des émeutes de Los Angeles de la fin du siècle dernier, les noirs miséreux qui ont déferlé violemment n’ont guère pillé les magasins de nourriture et n’ont pas exigé la fin du système qui les opprimait : ils ont avant tout volé des téléviseurs et des magnétoscopes, formes ludiques et virtuelles de leur soumission réelle.
Comme le voyait déjà Guy Debord en 1967, « le spectacle soumet les hommes vivants dans la mesure où l’économie les a totalement soumis », si bien qu’après avoir dégradé notre être en « avoir », cet «avoir » lui-même s’est dégradé en « paraître ». Toute la vie politique est désormais régie par cette logique de dégradation, à l’unisson des programmes de télévision de grande écoute, des « unes » des principaux journaux, des écrivains adulés et même de quelques philosophes trop occupés à leur propre promotion médiatique pour avoir encore le temps de lire et de penser. Jamais on n’aura autant fait circuler les images des sportifs, des chanteurs, des grands de ce monde, substituant les réussites sublimées par procuration, aux possibilités d’agir pour s’émanciper. Regardons autour de nous : jusqu’au cœur des foules pressées dans le métro, chacun peine à se décoller d’une musique dans les oreilles, d’un téléphone devant la bouche et de jeux au bout des doigts. Les mêmes techniques qui décuplent nos possibilités de communiquer entre nous nous isolent comme jamais en formant d’immenses « foules solitaires ».
Si le système social a besoin que les citoyens troquent leur vie contre des rêves, « le spectacle est le gardien de ce sommeil », ajoutait Guy Debord, qui dénonçait déjà « l’interminable série d’affrontements dérisoires mobilisant un intérêt sous-ludique, du sport de compétition aux élections ». Contempler au lieu de vivre, rêver d’avoir au lieu d’être, réussir à être vu au lieu d’agir, dépendre des images extérieures à soi au lieu d’en créer et d’en partager. La campagne présidentielle en cours est de façon dominante conduite selon cette logique exacerbée du pur spectacle, et l’on comprend qu’en France comme ailleurs on s’effraie des formes naissantes de mobilisation hors de cette logique, en ce qu’elles manifestent la possibilité pour les citoyens de se réapproprier leur destin. Il faut lire, relire et méditer à ce sujet Les Pensées de Pascal et son analyse du divertissement : celui-ci est le complément obligé de notre soumission à la force et à notre incapacité à cerner nos véritables désirs.
En ce sens, l’une des conditions actuelles de l’émancipation humaine est la distance critique vis-à -vis des représentations qui déferlent d’en haut, et la reconquête de sa propre vie. En commençant par la décision citoyenne, dans les pratiques sociales comme dans les votes, de ne jamais céder devant les logiques institutionnelles qui invitent sans cesse à abandonner ses propres convictions contre les images que l’on dessine pour que nous soyions « sages ». Les seules images qui nous libèrent infiniment sont celles de l’art, qui pour cette raison est sans cesse menacé et travesti en flots de produits culturels marchandisés. La vraie sagesse conduira toujours à dresser sa vie face aux spectacles qui en détournent.
NB : A lire, bien sûr, La société du spectacle de Guy Debord (1967), mais aussi, dans la lignée des ouvrages déjà signalés de Bernard Manin (Principes du gouvernement représentatif, 1997) et de Bernard Vasseur (La démocratie anesthésiée, 2011), auxquels je me permettrai ajouter Je vote donc je pense. La philosophie au secours de la politique que je publiai en 2007, et une Petite histoire de l’expérimentation démocratique (Tirage au sort et politique d’Athènes à nos jours), de Yves Sintomer, que les Editions de la découverte viennent de publier. On y trouve exposées de façon claire et précises toutes les formes anciennes et actuelles du tirage au sort comme dépassement de l’élection par suffrage. Passionnant et stimulant pour l’imagination citoyenne. On pourra le compléter avec la revue Mouvements (Ed. La découverte) de l’hiver 2011 : Jacques Testart y publie un article (« Le retour du tirage au sort », pages 120 et sv.)
Photos de Temari09 [cc-bync] via Flickr remixée par Ophelia Noor /-)
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